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Revue Solstices n°5

Le cinquième numéro de la revue Solstices (mars 2022) est consacré au poète italien, de langue triestine, Claudio Grisancich (1939).

Ce numéro peut être feuilleté en plein écran, téléchargé en pdf (cliquez ici), ou consulté en ligne ci-dessous.

Revue Solsitces 5 | Claudio Grisancich | mars 2022
 
 

Présentation

Ne présenter que quelques extraits d’un livre de Claudio Grisancich ne permet pas de rendre justice à ce poète à la fois fécond et riche. Même si nous retrouvons dans Storie de Fausta (2018) les thèmes et les motifs les plus chers au poète triestin. Mais tout à fait subjectivement, ce récit en vers nous a frappé suffisamment pour que nous décidions de lui consacrer un numéro entier. Nous aurions aimé traduire et publier d’autres poèmes de Grisancich, mais peut-être que cette rare traduction en français donnera envie à d’autres de rendre accessible une poésie composée, précisons-le d’emblée, non pas en italien mais en triestin.

Qui connaît Trieste trouvera à juste titre que citer Umberto Saba relève du cliché. Mais qui n’a pas cette chance en tirera une idée assez juste. Dans Trieste e una donna, poème fameux tiré du non moins fameux Canzionere, Umberto Saba écrit :

Trieste ha una scontrosa
grazia.

« Une grâce revêche. » Où le rejet ajoute à l’oxymore. Et où bien sûr l’épithète « scontrosa », en plus de précéder le nom qu’il qualifie (ce qui froisserait l’oreille française), est ardu à traduire. Ces quelques syllabes, cette cadence, définissent encore parfaitement non seulement la ville entre mer et montagne, soleil et bora, mais aussi son dialecte. Une revêche grâce. Des mots tronqués, des sonorités âpres, graves, parfois légèrement nasales, une bigarrure qui se permet des souplesses et une inventivité que l’italien n’a pas ou plus (ou qui apparaît alors comme une extravagance qu’on goûte assez peu). James Joyce, qui a passé dix ans à Trieste (autre cliché, pardon, mais complètement inconnu des néophytes), et qui y a donc rédigé de nombreux passages d’Ulysse et de Finnegans Wake, appréciait et maîtrisait parfaitement ce dialecte. Un dialecte dont la littérature est étrangement foisonnante. On trouvera plusieurs ouvrages qui expliquent ce faux mystère et un précieux dictionnaire codirigé par l’infatigable Walter Chierighin.

La poésie, en triestin, semble même dominer. On se plairait presque à dire, pour plagier Rimbaud, que tout Triestin et toute Triestine conserve dans son tiroir un Rolla. Les bouquinistes dégorgent de recueils d’inconnu-es en triestin. Mais peu ont la puissance frappante de ceux de Claudio Grisancich.

Une des particularités de ce livre est sa forme : un récit en vers. Malheureusement nous ne sommes plus habitués à la lecture de ce genre. Ou plutôt à son écriture : la lecture de Storie de Fausta, on le verra, est un pur plaisir sans difficulté formelle. Si on se rappelle les succès de Pouchkine avec Eugène Oniéguine ou de Byron avec Don Juan (sans remonter à Milton), on pourra sans doute se rappeler que le récit en vers n’est pas si ancien et qu’il a accompagné la naissance douloureuse de la modernité bourgeoise. Aujourd’hui, nous pourrions même citer deux auteurs francophones à très grand succès qui l’ont utilisé : Dany Laferrière dans L’Énigme du retour (2009) et David Foenkinos dans Charlotte sur la vie de Charlotte Salomon (2014). Le premier avait obtenu le prix Médicis, le second le Goncourt des Lycéens. Dans le cas de Grisancich, il semble répondre encore plus instamment à l’échec du discours narratif traditionnel qui (Adorno l’examine avec précision) n’a pas empêché les horreurs du XXe siècle, qui déjà n’avait pas empêché celles des siècles précédents, et qui même, nécessairement, les avait accompagnées. Si tout n’est pas entièrement là dans ce précieux récit de Grisancich, il est bon cependant d’avoir cette clé de lecture en tête.

Il y a chez Claudio Grisansich une épaisseur des époques qui saisit et hypnotise. Des réminiscences qui s’enchevêtrent et s’échevellent, des courses intimes souterraines qui ressurgissent à la violence de l’Histoire. L’expression de ce passé intime frappé par la puissance historique est sans doute ce qui est le plus attachant, car le plus délicat, dans la poésie de Claudio Grisancich.

Force est de retracer, à grands traits, pour la compréhension générale du texte, l’histoire de Trieste.

Principal port, déclaré franc, de l’empire austro-hongrois, la ville prospéra de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale. Elle accueillit des peuples du monde entier, s’enrichit grâce au commerce naval. Après la guerre, elle devînt italienne. Les fascistes s’en prirent aux non-Italiens, notamment à la population slovène, majoritaire alors dans l’arrière-pays mais qui était bien implantée aussi dans la ville elle-même : le Narodni Dom, de facture Sécessionniste (les vitraux étaient de Koloman Moser), en était le symbole – il faut incendié en 1917 par les fascistes. La région fut un enjeu central de l’après-Deuxième Guerre mondiale entre les Alliés et les Yougoslaves de Tito et jusqu’en 1954, la ville et ses alentours furent déclarés « territoire libre ». Revenue dans le giron italien, mais dès lors enclavée, la ville dépérit lentement et conserva secrètement ses attraits et son Histoire.

Entre Venise et la Croatie, au bout des « nouvelles routes de la soie », elle n’attire que depuis quelques années le tourisme de masse, pour de multiples raisons qu’on se passera d’énumérer ici.

Pour tous les désagréments que cette situation génère, espérons au moins que la culture singulière de Trieste sera mise en lumière.

Voici en attendant un infime extrait de la beauté littéraire triestine.

Rodolphe Kasmirak-Gauthier

*

 

Histoire de Fausta

soave sia il vento/ tranquilla sia l’onda/

e ogni elemento/ benevolo risponda/ ai vostri disir1

(Così fan tutte, Mozart/Da Ponte)

je nous revois à deux comme si c’était tout à l’heure dans le train ce
douze septembre mille neuf cent cinquante-six
soleil bora2 claire et arrivés le matin à peine
sortis de la gare de sainte lucie le grand canal
les gondoles vedettes vaporettos et là combien de gens
qui s’entassaient le temps d’un café dans la rue
nouvelle nous nous étions acheminés vers le ponte delle guglie
et une fois là ayant tourné à gauche et fait quelques pas
ayant pris une petite calle nous nous sommes retrouvés dans le ghetto
vecchio des juifs il y a tant d’années que je voulais venir ici
déjà quand en quarante-sept on m’avait dit
officiellement que gillo fersen dix ans auparavant
était mort en combattant en espagne j’aurais voulu aller
aussi au cimetière comme ça un petit geste pour ses parents
qui reposaient là la journée est si belle que
cette tournée de souvenirs à Venise avait mis
de la joie dans la tristesse pas autrement que cela
gillo aurait voulu qu’on se souvienne de lui m’avait dit
mon mari amerigo le soir en train en revenant
à trieste et en me tenant la main entre les siennes combien
d’années vingt-cinq ! depuis notre mariage
nous nous étions donnés qui sait comment pour une fois
un vrai baiser sur la bouche

(…)

un samedi je m’étais libérée quelques heures le matin
tôt pour un tour des vitrines des magasins de la ville en descendant
par la via mulino a vento cette élan de lui coudre moi-même
le vêtement un peu m’effrayait parce que j’avais perdu
la main pour la taille et les décorations les revues
de mode les nouveautés de rome de milan de paris
je marchais rapidement je me demandais de combien de temps
j’aurais besoin pour le vêtement que j’avais en
tête entre les premières ébauches qu’on ne peut
prédire et la combinaison des tissus chacun avec sa
caractéristique le tulle différent de l’organza le velours
du bouclé et le shantung que pour coudre il faut être vraiment
doué chez beltrame3 en vingt-et-un la couturière en chef qui
était restée célibataire à cause du métier disait qu’un habit
tombe bien si avec précision les mesures sont prises mais devient un
un chef-d’œuvre si on a la main pour le tailler apprenties et
ouvrières pendant la pause déjeuner nous restions bouche
bée à l’écouter on disait qu’elle avait été dans la haute
couture à florence et quand trieste après la première guerre4
était devenue italienne elle était venue ici en tant que couturière
en chef chez beltrame dans la maison de couture

 

comme c’est étrange je me disais je ne suis pas habituée
le matin en ville d’habitude quand je me lève une toilette
le café j’enfile le peignoir et tout de suite au travail
comme c’est différent maintenant tôt dehors dans la rue l’air
frais clair de mai à marcher juste moi là
j’apprécie la barrière piazza goldoni les vitrines de galtrucco5
qui s’y connaît y laisse traîner les yeux sur des tissus qui ne
sont pas dans d’autres magasins angora cachemire laine fils anglais
si doux et léger qu’on n’a même pas l’impression
de les porter je lui avais cousu un manteau
folle que tu es tout cet argent pour quelqu’un qui aujourd’hui est là
et qui demain te dira salut nina si même elle avait raison
et même si elle était ma petite sœur comme il était beau j’étais
éperdument amoureuse de lui on disait qu’il en avait
aussi d’autres mais moi sur un coup de tête je suis comme ça
le même manteau que j’avais cousu un cadeau pour lui
et chez galtrucco j’étais venue acheter le tissu
de chameau je n’ai jamais eu de chance avec les hommes plus
mais pas tellement avec ce travail allez
je me suis dit que ce n’était pas un jour pour pleurer
sur ma vie que je n’ai pas eue différente de beaucoup d’autres
et maintenant celle d’une couturière de quartier
même si avant cela j’en avais imaginé des choses
comme le manteau en chameau pour l’autre
crétin et je suis plus stupide encore que lui de l’avoir quitté
profitons de la beauté de cette journée en descendant le cours6
j’étais arrivée devant les fenêtres de beltrame un
moment les yeux fermés je suis revenue de nombreuses années en arrière
quand j’avais travaillé dans la boutique de ce grand tailleur de
san vito7 appris le métier j’étais une bonne couturière en chef
il avait un faible pour moi regardez fausta disait-il
aux autres c’est comme ça qu’on travaille jamais été hautaine mais
qu’ophelia pardon mademoiselle ophelia eût
fait de telles remarques ne pouvait que me faire
plaisir fausta ici fausta là mais qu’est-ce qu’elle a
de si précieux cette fausta un peu elles me taquinaient
certaines parmi les plus âgées mais peu à peu la jalousie
s’était transformée en haine d’abord seulement de la rancune et à la fin
à aller voir les patrons pour leur dire que je volais… des tissus
voilà à quoi mène le mauvais esprit et surtout aux femmes
clair comme de l’eau de roche que ce n’était pas vrai et parmi elles
la plus empoisonnée j’ai découvert que c’était ophelia qui
balançait sur moi ces sales mensonges la couturière en chef
l’avait chassée fait licencier mais avant
de s’en aller furieuse elle avait lancé vers moi
une paire de ciseaux me laissant ce signe que je porte encore
sur la joue

(…)

je suis née le deux de l’année mil neuf cent vingt-deux pendant ce
mois de février que quelqu’un se souvient peut-être d’avoir été celui
d’une grève des mécaniciens de la lloyd8 dans un froid
dans un givre tel que papa typographe disait que les mots
gelaient sur la bouche pour ce qui est d’être absent de la maison ce n’est pas qu’il
n’était pas là mais avec deux filles et un fils
une paie seulement celle de papa suffisait
assez peu le garçon à peine eut-il l’âge le voilà dans l’atelier puis une fois obtenu
le certificat toute une vie à naviguer ma sœur qui n’était
pas attendue née en quinze avec la première guerre
mariée après avoir terminé sa seconde a eu une unique fille
luciana ma nièce et morte alors que la petite avait
dix ans et moi l’aînée ai terminé les huit classes
tout de suite l’aiguille en main à rafistoler puis chez beltrame
qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre comme on pensait alors
pour les femmes et qu’un mari était le mieux pour elles moi
je me croyais moche peut-être parce que c’était autre chose que je
voulais pour moi-même comme mon frère prend la mer moi je prends
une autre voie j’avais une belle voix de soprano légère les opéras
que je n’ai pas vus au verdi9 assise sur les marches de la galerie
en pleurant pour butterfly mimi de la bohème encore
maintenant une boule dans la gorge en pensant à gilda la pauvre manon
elle les chantera à ses enfants avait dit maman
à une professeure de chant qui insistait pour que je continue
à étudier tant que nous y arrivons avec ce que gagne
son père et moi alors à la maison ou quand on me le demandait
à des fêtes ou après le travail chez beltrame avec les autres
en nous tenant par les hanches nous descendions en chantant
les escaliers du jardin pontin vers la piazza vico
et ce rêve je l’aurais gardé même avec le dé à coudre dans la
poche du tablier c’est tellement dramatique
dis-je en riant à mes amies

 

comme je n’étais pas destinée à chanter alors je suis devenue
couturière de grande classe avec quelqu’un qui avait déjà
un peu de clients je pensais à des fantaisies
à vendre à faire des costumes et combien j’en avais fait
pour des fêtes des carnavals des réveillons des bals et pour les théâtres
si ces couturières n’y arrivaient pas de cette maison où
nous étions une grande salle via torre bianca et des apprenties qui
nous aidaient aussi nous avions pris pour les travaux
qui augmentaient sans cesse un jeune tailleur gillo
fersen avec certains yeux sombres intelligents à fondre
à force de les regarder pourquoi ne nous mettons-nous pas ensemble toi haute couture
pour femmes et moi pour hommes ainsi sur tout un étage
sous les arcades de chiozza nous avions ouvert un atelier
encore clair le souvenir du premier jour les bouchons de
de mousseux qui sautaient les verres renversés sur les tables
entre l’encombrement des travaux à finir pour
février au carnaval de mil neuf cent trente-
cinq et encore cette fois-là amoureuse folle
sans espoir de l’un deux ceux-là qu’une rachele minzi
déjà attendait

 

maison de haute couture* fausta nieder et gillo
fersen en façade et en italique à tout prix une
pointe de français donnait l’éclat de l’exotisme et trieste
nous avait vite choyé les bourgeois curieux de
cette jeune faustinaaa… avec toutes ses idées pour les habiller
au théâtre aux soirées* aux fêtes privées où se démarquer
les épaules nues et les décolletés* à l’intérieur desquels les hommes
perdaient l’esprit comme on s’est amusés avec gillo fersen
mon nouveau partenaire dans ses yeux sombres et intelligents
brillait une étincelle quand il raillait la bourgeoisie
de cette époque-là téléphones blancs disait-il en chemise…
noooiiire nous étions encore ensemble après
le départ de nos employés nous nous sommes allumés
une cigarette assis d’un côté et de l’autre de la
table les pieds posés dessus pour fumer j’avais
connu par lui le tabac anglais dans un étui
de cuir un parfum dès qu’il l’ouvrait qui
montait un peu à la tête je l’ai tenu en respect
toute une journée et toute une nuit imbibés de…
whissky il se moquait de moi et nous riions
et comment nous riions des vêtements de voyage des livres
de musique on parlait de tout et puis silencieux on restait
à se regarder dans les yeux chacun perdu dans ses propres rêves
qu’il allait épouser la jeune minzi il me l’avait
dit immédiatement mais après plus jamais aucune référence
à rachele jamais durant ces soirées avec le risque d’y passer toute la
la nuit et je ne sais pas ce que j’espérais certainement je
je ne pensais pas à ce qui se serait passé après
pendant vingt mois ça a marché à merveille on n’avait pas assez de mains
pour toutes les commandes qui sans cesse arrivaient les clients
se passaient le mot mais la meilleure publicité était les modèles vivants
qui portaient non seulement des vêtements élégants le
soir mais aussi chaque jour la nouveauté dans les années trente
c’était le tailleur-pantalon et les vestes serrées à la taille
et les épaules rembourrées de ouate que gillo avait dessinées
pour le châle des lignes de revers d’une fantaisie même un peu trop
hardie sur la poitrine tu verras disait-il et il ne se
trompait pas un peu partout après quel plébiscite avait obtenue cette
coupe et les nombreux compliments d’un atelier celui d’anita10
qui dans les mêmes années était également le plus important

(…)

avant de tourner dans la via roma j’avais regardé
dans l’allée du petit canal la tache au
fond de la mer céleste que l’on entrevoit ce serait bientôt
le temps des bains de mer les années en vieillissant je n’y
allait plus ça sert bien à quelque chose de se regarder dans le miroir
les choses changent était aussi son obsession cette fois-là
aussi gillo m’avait dit je ne peux plus rester
je dois partir moi aussi ce n’est plus le moment de faire
semblant de rien à coudre des vêtements pour ces canailles
de fascistes et j’avais vu ses larmes pour le
poète assassiné en espagne en août trente-six et
pleuré avec lui toute la nuit en le serrant fort dans mes bras
contre moi quand le ciel veut nous punir
c’est alors qu’il exauce vraiment nos vœux
trente-quatre ans et enceinte d’un juif parti en
espagne avec les brigades internationales je n’ai pas pu
faire autrement qu’avorter aussi parce que monsieur fersen
avait jugé bon de mettre enceinte également
rachele minzi

(…)

vous ne pourrez plus avoir d’enfant après cet avortement le cabi-
net il l’avait tout en haut de via genova le
médecin qui m’avait fait l’opération comme
une voleuse j’étais allée me cacher dans le cinéma italia à une
des dernières places au fond et quand de sica à lya franca
chante en dansant parlami d’amore mariù je m’étais mise à
pleurer plus abattue que désespérée tutta la mia vita
sei tu / gli occhi tuoi belli brillano / fiamme di sogno
scintillano11 je pensais à gillo et que je pouvais
lui dire les mêmes mots dimmi che illusione non è12
je devais me couvrir la bouche avec un mouchoir pour ne pas crier
à quel point je m’étais trompée idiote que j’avais été
dimmi che sei tutta per me / qui sul tuo cuor non soffro
più / parlami d’amore mariù13 j’avais fui du
cinéma la caissière voulait même me rendre l’argent du
ticket si je n’avais pas aimé le film déjà plus d’une
semaine qu’ils le projetaient et tout le monde l’aimait les hommes
quels coquins j’étais restée au lit le lendemain
et le jour d’après encore revenue à la boutique m’attendait
rachele minzi pour me dire qu’elle était enceinte depuis peu
je n’ai pas éclaté de rire ni même en pleurs quelle nouvelle
avais-je dit elle m’avait caressé et était repartie
en souriant alors que j’étais au fond du trou des années plus tard
elle m’avait écrit et mis dans l’enveloppe la photo d’un
enfant avec un manteau devant une maison avec beaucoup de
neige autour et lui enveloppé en riant dans sa main le
drapeau américain tu auras appris ainsi
commençait la lettre rachele m’écrivait ce que j’avais
toujours su d’espagne gillo ne serait jamais
revenu ces yeux sombres et intelligents une si grande
volonté de vivre

(…)

les dernières années papa avait trouvé le moyen de se brouiller
avec mon frère attilio personnages toujours
prêts à l’affrontement la mère
en souffrait en se rangeant davantage du côté masculin
que du nôtre les femmes même avec mille difficultés
disait-elle les femmes savent s’en sortir avec les hommes il suffit
d’un rien et les voilà qui se noient dans un verre d’eau
n’a jamais voulu se marier tout marin qu’il était
second mécanicien sur les navires de l’
adriatique il s’était amouraché d’une
modiste de la via bramante la porte d’entrée en face
des locaux des coopératives ouvrières des trous dans les mains
elle lui séchait sa paie toujours avide d’argent
jusqu’à l’étouffer de dettes auprès de moi et de
virginie ma sœur il était venu demander et pas
juste une fois et incapable de rendre l’argent
il était même jusqu’à aller demander à papa si
il pouvait lui en donner quitte d’abord cette pute et après
on en reparlera c’est cela que maman l’avait entendu crier
à son fils et d’autres insultes d’attilio contre papa
et la porte claquée à faire trembler la maison
c’était en cinquante-quatre et depuis peu Trieste
était de nouveau italienne

(…)

début janvier trente-sept après l’épiphanie
la femme entretenue toujours celle du gros bonnet
de la milice était venue un après-midi avec
un bel homme distingué avec des manières élégantes pas comme
son rustre de fasciste un monsieur amerigo
ugovich directeur de l’hôtel savoia excelsior vous
fumez il avait demandé en ouvrant son étui à cigarettes
si j’en voulais au moment même où j’allais presque
me noyer dans la mer de mes angoisses l’offre
de cette cigarette m’a semblé comme une corde jetée
à temps pour me sauver et je m’étais accrochée et pendant
qu’il allumait ma cigarette merci dans un
souffle lui avais-je dit
les cheveux ramenés en arrière un bonnet en voile de tulle
pour cacher les quelques rides des trente-cinq
ans que j’avais en ce matin sombre de septembre
qu’alors il allait pleuvoir des cordes
en tailleur beige chemisier ivoire le bouquet
j’avais encore la photo du journal fausta nieder
maîtresse d’élégance féminine de la célèbre maison
de mode s’est mariée hier à monsieur
amerigo ugovich directeur de l’hôtel savoia
excelsior les voeux chaleureux aux jeunes mariés
de la part de toute la rédaction

 

comme logement commun nous avions trouvé une maison
en haut de la via ciamician avec vue sur la marina
j’y étais presque toujours seule si je finissais le soir
tôt à la boutique avec le tram numéro neuf je descendais
sur les rives du marché aux poissons je prenais la via
san giorgio piazza hortis une trotte rapide
et j’étais toujours à la maison un peu essoufflée si au contraire
je terminais en retard ou avec un mauvais temps d’hiver
ou s’il pleuvait alors amerigo m’envoyait un
taxi rarement on dînait ensemble
je reste à l’hôtel me téléphonait-il aussi pour dormir
après tout cela ne changeait pas grand-chose s’il rentrait à la maison
chacun de nous avait sa propre chambre vingt-
cinq ans de mariage des enfants qui ne seraient
jamais venus et s’il nous arrivait de tomber amoureux
d’amants qui nous faisaient souffrir en bons amis
nous nous consolions amerigo était une belle personne
dans ces années-là les belles personnes comme lui devaient
faire attention il suffisait d’un soupçon à cause d’un geste un
comportement et le régime les ruinait

 

l’automne triestin un grand défilé de mode pour
dames dans les couloirs du savoia excelsior cet après-midi
de janvier il était venu me proposer je ne sais pas si
je m’en sens capable un si grand engagement lui avais-je
répondu laisse-moi y réfléchir le lendemain un grand
bouquet de roses blanches était arrivé avec sa carte
au rendez-vous au bar de l’hôtel et de la ville*
à peine assise j’avais dit que oui j’acceptais
l’engagement pour l’automne triestin et que s’il voulait
me demander en mariage je lui aurais aussi dit oui
ce sera un étrange mariage que le nôtre et moi à lui mais pas
un des pires je lui avais répondu en souriant et il m’avait embrassé
la main le serveur qui tout ce temps-là nous avait surveillés
raconterait que le directeur du savoia qu’il connaissait
avait une liaison avec une femme avec une
cicatrice sur la joue

(…)

toujours été sincères à toujours tout nous dire même
si moi cette fois-là je lui avais caché les pains
beurrés le caviar beluga glacé et des bouteilles de
champagne à ne pas pouvoir dire combien au nouvel an
dix-neuf cent cinquante invités
tous ceux qui comptaient dans la ville un colonel du
gouvernement militaire allié qui s’entendait bien avec
la propriétaire de cette villa en haut de la via romagna
avait voulu y fêter la nouvelle année
épouse d’un avocat qui une fois revenue l’italie à
trieste aurait fait carrière en politique avait
été une de mes clientes cela ne doit pas arriver dieu
ne voudrait pas endommager ma robe en vous seule
fausta j’ai confiance et j’avais été invitée grâce à
ce raccommodage resté à la maison amerigo
m’avait dit le nouvel an ce n’est plus pour moi

 

partout dans la villa il y avait des fleurs à en devenir ivres
même des roses à ne pas croire même que c’était
l’hiver un jeune homme en uniforme militaire
américain m’apportant une coupe de
champagne depuis peu c’était mille
neuf cent cinquante en un italien approximatif
m’avait dit si ton baiser brûle
comme le soleil la rose te donne tout
son parfum déjà clair le matin avec ce
parfum j’étais partie de la villa et revenue
à la maison mes yeux riaient encore dans le lit après
j’avais pleuré parce que comme autrefois
encore j’étais tombée passionnément amoureuse

(…)

contrairement à ce que l’on pense d’une couturière
négligée et en pantoufles à la maison moi je faisais
attention maigre de constitution sinon grande
à ce qu’on disait élancée petite fille j’étais
un peu angoissée j’avais les seins par rapport à mes
amies petits mais une fois ce complexe évacué
rapidement fondée la maison de mode avec gillo fersen
je m’étais fixée d’être chaque jour
élégante en tailleur classique une sorte d’uniforme
gillo m’avait appris à jouer sur l’imagination
des clientes pour faire l’effet d’une grande couturière

(…)

quand de beltrame en vingt-huit j’avais démissionné
la couturière en chef avait dit n’attends pas
je ne sais quelle satisfaction de ce travail et
pour quelques-unes à peine combien tu devras souffrir
un sourire une poignée de main et avec ophelia
nous ne nous étions plus revues en août de l’année soixante-
quatre l’organisme d’assistance municipale de via pascoli
m’avait informée que l’une de leurs patients hospitalisés ophelia rupeni
quatre-vingt-quatre ans venait de s’éteindre
une boîte et dessus il était indiqué le nom fausta nieder
j’étais invitée à venir la prendre dans les six mois à compter de la date du
timbre sur l’enveloppe sinon sans héritiers elle serait envoyée
au dépôt des ventes aux enchères une fois ouverte
la boîte un paquet enveloppé dans des papiers de soie attachés avec du
scotch et une enveloppe avec écrit à la main fausta
nieder et à l’intérieur chère fausta quand tu t’es mariée
j’aurais aimé t’offrir ce cadeau un prix à
florence dans les années vingt pour un de mes modèles de robe
du soir mais il m’a semblé inapproprié de te l’envoyer
avec ce qui s’était passé à beltrame maintenant
après tant d’années il est temps qu’enfin tu
l’aies ophelia rupeni avec des mains tremblantes
j’avais retiré le scotch des papiers de soie et avec précaution
je les avais tournés jusqu’à ce que n’en sorte une petite
paire de ciseaux en or blanc une broche que
depuis lors je porterai toujours

 

j’étais fatiguée de toute cette marche j’avais besoin d’un café
m’asseoir au bar piazza ponte rosso ce n’était plus la place
d’antan j’avais l’impression d’être ma mère
à se plaindre des choses qui changeaient autour d’elle
mais c’était la vérité autrefois un marché seulement de fruits
et de légumes et à la fontaine du Giovanin18 des petites femmes
qui vendaient œufs frais herbes romarin ail citrons et
quand c’était la saison asperges et cyclamens liés avec un beau fil mais
jamais ces horreurs de jeans bambole vestes en simili cuir
que nos sudistes vendaient à ceux de la yougoslavie
mais c’était encore beau à voir quand on y vendait tant
de belles fleurs à ne pas savoir lesquelles acheter à vouloir les
prendre toutes et je m’étais dit qu’une rose oui je me la prendrais
une rose jaune tachetée comme celles qui fleurissaient dans les
jardins des villas en haut de via romagna la fleuriste
madame vous ne vous sentez pas bien tout d’un coup c’était
devenu tout noir et j’étais tombée à terre et je m’étais ensuite
retrouvée assise sur une chaise à l’extérieur du bar attenant
à la boucherie du coin entre via genova et via
san spiridione devant la maison du pain à deux trois
personnes qui s’inquiétaient étaient autour de moi j’avais
dit qu’il n’était pas nécessaire d’appeler la croix rouge ça faisait
un moment maintenant que j’allais bien seulement un verre
d’eau pour la gorge sèche et puis je serais repartie
sur mes jambes

ça doit être comme ça mourir pensais-je en marchant
tout noir tout autour et ne plus être là et ne pas savoir
même de ne pas être là

j’étais arrivée devant les vitrines de la serica19 mes
jambes tremblaient un peu ce sera encore comme avant
ai-je pensé quand je m’étais évanouie et à cause de l’émotion
aussi de voir de si belles robes de mariée il était déjà
plein de clients ce magasin mais juste devant la porte
quelle belle surprise mais depuis combien de temps ne voyait-on
plus la grande couturière fausta nieder elles
s’étaient toutes retournées vers moi curieuses de cette
femme qui portait encore bien ses soixante-
huit ans en talons hauts complet chanel toujours
à la mode une rose jaune à la main pour cacher
une cicatrice sur la joue l’épingle d’ophelia
venue pour voir une robe de mariée pour sa
nièce luciana fille de sa pauvre sœur et
pendant que j’imaginais comment me voyaient
ces femmes j’étais tombée de nouveau à terre comme
une pierre
                                et de moi… après
                                et après moi…
je ne peux plus rien vous dire

FIN

*

1« Que doux soit le vent / que tranquille soit l’onde / et que tous les éléments / bienveillants répondent / à vos désirs. »

2La bora, nom d’un vent de cette région parfois très violent.

3Beltrame était le nom d’un magasin de mode du centre de Trieste, tenu par Giuseppe Beltrame.

4Trieste ne devînt italienne, pour la première fois, qu’en 1918. En 1945, à cause de la pression de Tito sur la ville qu’il veut annexer à la Yougoslavie, elle est sous le contrôle de l’ONU en tant que « territoire libre » et ne redevient officiellement italienne qu’en 1954.

5Autre magasin de tissus du centre de Trieste.

6Le corso est, comme dans la plupart des villes, une des principales artères commerçantes de Trieste.

7Colline du centre de Trieste, contigu à celle de San Giusto.

8En février 1902, les mécaniciens du Lloyd autrichien, alors une des plus grandes entreprises mondiales de commerce maritime, se mettent en grève. La répression fit 12 morts et une cinquantaine de blessés.

9Opéra « Giuseppe Verdi » de Trieste.

*En français dans le texte.

10Anita Pittoni (1901-1982) : écrivaine, a dirigé une maison de mode puis une maison d’édition, figure importante de la vie culturelle triestine, qui a découvert aussi le jeune Claudio Grisancich.

11« Parle-moi d’amour Mariù / Toute ma vie, c’est toi / Tes beaux yeux, ils brillent / Flammes de rêve, ils scintillent. »

12« Dis-moi que ce n’est pas une illusion »

13« Dis-moi que tu es toute à moi / Là sur ton cœur je ne souffre plus / Parle-moi d’amour Mariù. »

*En français dans le texte.

14Quartier huppé de Trieste au bord de la mer.

15Un autre quartier, plus populaire, de Trieste, à l’opposé de la ville.

16G.U.F. Acronyme de « Gruppi Universitari Fascisti ».

17L’occupation des troupes de Tito dura 40 jours à partir du 1 mai 1945. Période de violences contre les fascistes, les collaborateurs, mais aussi les personnes suspectées d’être contre l’annexion de la ville à la Yougoslavie.

18« Giovanin », « le jeune garçon », nom populaire du putto de la fontaine.

19Grand magasin de tissus et de robes de mariées du centre ville.

 

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