Je m’appelle Amina. J’ai 20 ans et je n’ai jamais autant voyagé en si peu de temps tout en restant chez moi, au même endroit, physiquement dans cette même chambre que j’occupe ici à Agadir depuis ma naissance. Je me dois d’écrire cela à présent car pour la première fois de ma vie, je ne sais plus ce qui est réel et ce qui est rêverie, ou encore si les vérités immuables qui semblaient acquises au point de ne jamais m’effleurer l’esprit le sont réellement.
Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de voyager car, subvenant aux besoins d’une famille nombreuse et gagnant sa vie assez modestement, mon père avait l’habitude de répéter que notre pays représentait notre voyage. « Les Européens passent leur vacances ici. Certains retraités viennent même y vivre ! Le soleil, la mer, la bonne humeur et le dépaysement ; tu voudrais être eux et vivre dans la pollution et la pluie ? Le désir de voyage existe partout abnataya, même là-bas ! » Cela ne m’a jamais véritablement consolé quant à mes rêves de visiter l’Europe mais je savais que je n’étais pas à plaindre. Pourtant je n’aimais que très peu lorsque les gens utilisaient l’argument du « il y a pire » car en effet il y a toujours pire, mais il y a également toujours mieux, et ce genre d’expression bateau menait à l’acceptation de tout, à l’aveuglement de chaque population sur son système politique, et surtout à penser que vouloir un monde meilleur était utopique. Je divaguais de quelque peu, mais le voyage restait évidemment accessible pour moi si je travaillais dur, – et je croyais en la puissance de la volonté. Plus forte que tout, elle dépassait le simple désir. Ici j’étais nourrie, logée, aimée par mes parents bien qu’ils ne me comprenaient pas toujours, j’aimais profondément ma famille, de même que Dieu. Mais je me sentais seule quelquefois, et je me demandais souvent si j’allais découvrir ces sentiments incroyables qu’étaient le grand amour ou la complète liberté de l’être. Cela peut paraître banal comme désir mais à force d’entendre ma mère et mes tantes répéter que l’amour était surfait et qu’il était davantage périlleux à entretenir qu’un mariage, j’avais quelques doutes. Heureusement la focalisation sur mes études me permettait d’éviter un mariage arrangé et prématuré.
1er jour : Bombay
C’était un jour habituel de septembre, je me préparais dans ma chambre avant de sortir de chez moi, de marcher, et de prendre le bus pour arriver à l’université. Khadija était d’ailleurs jalouse car mes jours d’école à l’université l’obligeait en tant que cadette, à préparer le petit-déjeuner, alors que je m’en occupais le week-end ainsi que pendant mes jours de repos. J’entendis Khadija m’appeler par mon prénom d’une voix criarde de l’étage d’en-dessous et je préférai me dépêcher pour ne pas les entendre tous. C’est alors que d’un coup mon pas s’arrêta lorsque j’entendis… quelque chose qui s’apparentait à de la pluie. La pluie n’était pas improbable au Maroc, mais elle se faisait très rare et ne survenait jamais en septembre alors que l’été battait encore son plein. Je pensais nager en plein rêve et pourtant, à la mesure de mes pas descendant et s’approchant des fenêtres, j’apercevais et entendais la pluie comme pour me signaler que je ne rêvais pas. Lorsque je rejoignis mes parents, ils comprirent à ma tête que j’étais interloquée, et c’était à mon tour de l’être alors que tout semblait parfaitement normal pour eux.
– Vous n’entendez pas la pluie ?
– Es-tu bien réveillée ? me demanda ma mère avec une inquiétude sincère.
Je compris alors que j’étais seule à imaginer cela et décidai de sortir de la maison et de m’assurer de ma santé mentale. Je me retrouvai sous une pluie battante, et trempée : j’avais raison ! Cependant, la vision que m’offrait l’extérieur me terrifiait, je n’étais plus au Maroc mais dans une autre ville. Je ne la connaissais pas et elle ne m’était pas familière. L’architecture avait quelque ressemblances avec celle du Maroc mais elle était différente, indienne sûrement ? Serais-je en Inde ? Les personnes n’étaient pas maghrébines et alors que les femmes portaient un foulard, elle ne le portaient pas de la même façon et avaient le point rouge sur le front qu’on appelle bindi. C’était impossible, j’étais à Agadir il y avait encore quelques minutes de cela, pourtant la ville semblait réelle et la pluie l’était bien aussi.
Jour 2 : Chicago
Soudain je me réveillai dans ma chambre, au Maroc, avec ma mère à mon chevet. En panique. Ma mère me calma, puis m’expliqua ce qui était arrivée : comme j’étais rentrée dix minutes après être sortie en criant que je revenais d’Inde, mes parents qui pensaient que j’hallucinais ou que j’étais devenue folle, m’emmenèrent au lit, pleine de fièvre. Pourtant je savais que je n’avais pas de fièvre, et mon court séjour court me paraissait aussi réel qu’un souvenir ancré dans ma mémoire et non pas un rêve ou une hallucination.
Je chassai cependant ces pensées de ma tête et me dis alors que les rêves sont souvent trompeurs, même s’ils paraissent plus vrais que la réalité.
Devant le miroir de ma salle de bain, je pris ma brosse à dents et ouvris la porte du placard où se trouvait le dentifrice. Quand je la refermai, le visage dans le reflet du miroir n’était plus le mien ! C’était celui d’un homme blanc, âgé d’une trentaine d’années au maximum ayant un rasoir dans les mains et de la mousse à raser sur le visage. La pièce n’était également plus la même… C’est alors que je me rendis compte que cet homme c’était moi ; ses mouvements m’appartenaient, son corps était devenu mien et les expressions successives de son visage m’appartenaient comme celle, à l’instant, de l’ébahissement. « Mais c’est quoi ce délire ? » pensais-je – à voix haute ! Mon expression (celle de l’homme) devenait encore plus interloquée : le son de sa/ma voix qui sortait de sa/ma bouche était bien évidemment celui d’un homme mais les mots sortaient en anglais et non en arabe comme la pensée qui s’est formulée dans ma tête ! Alors que je ne pouvais m’imaginer dans un plus grand stade de délire ou de folie ! Je fermai les yeux, secouai la tête, et en rouvrant les paupières, je me retrouvai de nouveau, de façon instantanée, en face de mon propre visage de femme, devant mon propre miroir, chez moi, à Agadir…
Qu’était-il arrivé ? Pourquoi mon esprit, un instant, fut comme coincé dans le corps d’un autre ? Étais-je folle ? Étais-je réellement bloquée alors que mes mouvements étaient libres ? Non, je n’étais pas folle, non je n’étais pas bloquée : j’avais bien eu l’apparence et la forme de quelqu’un d’autre, j’avais connu ce qu’il connaissait, j’avais accès à tout de lui, et même à la maîtrise de sa langue natale. Que m’arrivait-il ?
Jour 3 : Séoul
J’étais toujours autant abasourdie par les évènements de la veille, mais quelque chose avait cependant changé : je n’étais plus terrifiée, comme si mon esprit était désormais préparé à ce genre de bizarreries. Je faisais comme si rien d’anormal ne se produisait dans ma vie, et il était évidemment impensable pour moi d’en parler à qui que ce soit, de peur qu’on ne m’interne.
Lorsque j’étais dehors en train de marcher dans les rues colorées, je le sentis de nouveau arriver. Et en effet, comme mon instinct me l’indiquait, je fus, en une fraction de secondes, dans une gigantesque rue bondée de personnes pressées qui marchaient à une allure grandiose. Les personnes autour de moi étaient asiatiques mais je ne savais pas exactement dire si j’étais au Japon ou en Corée. Cela avait peu d’importance, pour une fois, et je décidai de ne pas penser au côté irréel et flippant de la chose pour profiter pleinement d’un paysage totalement nouveau et étranger pour moi. Je ne savais pas exactement si j’étais une nouvelle fois dans la peau de quelqu’un d’autre mais je tâchais de ne pas y penser. Une affiche plus loin me permit d’affirmer que je me situais en Corée, à Séoul. La balade fut courte, mais amusante. À peine entrevis-je mon reflet dans une vitrine, et que je découvris que je n’étais pas Amina, que je revins, en un clin d’œil, à mon état premier. Et de bonne humeur.
Jour 4 : Buenos Aires
Le voyage de la veille en Corée me trottait toujours agréablement en tête alors que le jour se levait. Je commençais à apprécier l’idée de ces voyages quotidiens. Je méditais que j’arrivais à un stade cinglant où mon âge me faisait prendre conscience du manque cruel de renouveau dans ma vie. Était-ce la cause de ce phénomène? Alors que j’espérais secrètement, que je désirais intimement le « voyage », que m’arrivait-il ? Et c’est justement alors que je m’amusais de ces « connexions » avec d’autres personnes du monde entier que je me trouvai nez à nez avec un homme fort brun et sûrement d’origine latine ou hispanique qui me regardait aussi ébahi que je le regardai. Il était en costume de cow-boy :
– Qui es-tu ? Que fais-tu ici ? me dit-il en espagnol. Et je comprenais tout ce qu’il disait alors que je n’avais jamais parlé espagnol de ma vie…
– Je suis Amina et je ne sais pas ce que je fais ici, ce n’est pas la première fois que cela m’arrive, je pense être connectée avec des gens aux quatre coins du monde.
C’est alors que l’homme explosa de rire.
– Bon tu veux ton autographe ou non ? Allez, dépêche-toi, j’ai des scènes à tourner ma jolie !
Jour 5 : Oslo
L’homme d’hier ne m’avait pas cru, il me prit pour une fan et à peine a-t-il pris le temps de m’éconduire. Encore un de ces acteurs à l’égo surdimensionné ! Mais comment aurait-il pu croire à mon histoire ? Il a dû me prendre pour une folle… Ou bien suis-je véritablement en train de devenir folle en m’imaginant tout cela ?
J’essayai de chasser ces pensées et de me concentrer sur un devoir que je devais d’ailleurs rendre il y a quelques jours. Ce qui m’arrivait est complètement fou et me faisait prendre du retard : je déteste cela. Je le sentais, à tout moment j’allais une nouvelle fois basculer…
Et c’est ce qui arriva.
J’étais alors assise sur un banc à côté d’une jeune femme blonde au teint blanc qui avait un casque aux oreilles, elle me regardait en souriant. Et sans crier gare, j’étais dans son corps, je devenais elle, j’écoutais la même musique et je me sentais libre d’agir pourtant dans un corps qui n’était pas le mien. Je chantais cette chanson en norvégien et les paroles me revenaient comme une lointaine comptine d’enfance, par cœur. L’expérience était magique mais, comme à chaque fois, ne dura pas très longtemps.
Jour 6 : Londres
L’expérience d’hier était incroyable. La première fois, avec cet homme, j’avais pris peur, et même si cela me fait encore peur maintenant, je ressentais et j’acceptais avec plaisir cette connexion unique avec cette jeune femme. Ses manières de penser. Cependant le temps accordé (par qui ? pourquoi ?) était court et l’expérience avec la jeune femme fut très frustrante car j’aurais aimé en savoir davantage.
Le temps coupa court ma réflexion pour me plonger dans un autre espace-temps, une nouvelle fois. C’était de plus en plus rapide et violent. La première chose que j’entendis furent les cris de plaisir d’une femme, et puis j’eus cette vision : un homme qui couchait avec une femme, positionnée en levrette, dans un lit miteux à l’intérieur d’une chambre tout aussi miteuse. Je poussai alors un cri de stupeur face à la violence de cette scène. C’était donc cela « faire l’amour » ? L’homme nu qui perlait de sueur me regarda avec stupeur.
– Mais… qui es-tu ? me dit-il avec un anglais britannique et rauque.
La femme à quatre pattes, haletante, lui demanda à qui il parlait. La chose incroyable est qu’il était capable de me voir, alors qu’elle ne l’était pas. C’est-à-dire que je n’étais pas visible de tous mais seulement de ceux avec qui je semblais partager un lien.
– Euh, je ne devrais pas être ici, il faut que je disparaisse, dis-je d’un ton faussement convaincant.
J’eus envie très fortement de rentrer chez moi et je fermai les yeux très fort. Par un commun accord avec ma volonté, je me retrouvai à nouveau dans ma chambre à Agadir. Sauvée !
– Jolie chambre, on est où ?
Je me retournai alors, stupéfaite, et vis l’homme anglais complètement nu se promenant dans ma chambre, presque totalement décontracté… C’était la première fois qu’une « connexion » revenait avec moi, et qu’un homme, nu de plus, se retrouvait à mes côtés dans ma chambre !
– Mais qu’est-ce que tu fais ici ? Rentre chez toi ! Et tu es nu ! Il ne faut pas que mes parents te croisent !
Il me lança un rictus en disant :
– On se reverra.
Puis il disparut en un rien de temps alors que ma mère me demandait, du couloir, avec qui je parlais…
Jour 7
Aujourd’hui, je n’ai pas subi de nouvelle connexion. J’ai alors compris que l’on pouvait décider de cela et de « bloquer » son esprit ou non à l’autre, aux autres…
Après l’expérience traumatisante de l’homme britannique, j’ai pris peur et j’ai préféré ne plus tenter l’expérience. On le comprendra. Pourtant, il faut que j’en apprenne plus ! Qui sont ces gens avec qui je partage un lien qui va à l’encontre de tout entendement de l’espace et du temps ? Suis-je simplement en train de devenir folle et de m’imaginer une connexion spéciale avec des personnes fictives ? Est-ce cela devenir adulte ? Voyager ? En attendant les prochaines « connexions », il faut que je me repose. Pour rouvrir mon esprit aux autres et m’assurer de pas être en plein rêve…
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