Je suis née dans le Nord de la France et y ait vécu toute ma vie. Là, près de ma famille je me sentais en sécurité et sans obligation. Ils ne sont pas très riches et devaient nous nourrir, mes deux frères et moi-même. Mon père travaille dans une usine et ma mère est téléphoniste. Cela la fascine de relier le monde entier en restant assise face à ces tableaux et ces dizaines de câbles, bien que cela l’épuise d’assurer cette lourde responsabilité.
Mais je parle désormais de ma vie ici au passé : je suis partie ce matin avec mon fiancé, François. Le 31 décembre dernier, nous nous sommes promis que je quitterai la campagne pour entamer une nouvelle vie auprès de lui en cette nouvelle année. 1926 nous promet le soleil de la Riviera. J’ai dit ce matin adieu à mes parents et mes frères, ne sachant pas quand je les reverrai, si je les reverrais. Nos au revoir se sont faits dans les larmes, surtout celles de ma mère qui a alors perdu son unique fille. Mais cette décision était bien trop importante pour François, et je ne pouvais pas ne pas le suivre. Elle l’a d’ailleurs bien plus facilement accepté que je porte au doigt une sublime bague promettant un mariage avec l’héritier d’un hôtel au cœur de Cannes. Ils ne pourront pas être présents mais se réjouissent tous de mon bonheur.
J’ai rencontré François alors qu’il rendait visite à ses grands-parents. Nous avons eu une histoire classique : il m’a aperçue alors qu’il sortait de chez eux, nous avons parlé et de fil en aiguille… Comme je l’ai dit, une histoire classique. C’était il y a un an de cela, il venait me voir régulièrement. Aujourd’hui a donc signé le grand départ pour ma nouvelle vie. Adieu petite Angèle de la campagne et bonjour à une grande dame sur les côtes de la Méditerranée. C’est la première fois que je pars si loin de chez moi, et savoir que ce voyage n’est qu’un aller simple le rend d’autant plus aventurier. Le mariage étant prévu pour le début du mois de juillet, François est venu me chercher un mois plus tôt dans sa belle voiture noire. Je ne m’y connais pas encore assez bien pour en préciser le modèle, mais je peux affirmer que cela était éclatant.
Nous sommes partis en début de matinée, un lundi : premier jour de la semaine, premier jour d’un commencement. Cette étrange période au lendemain de la Grande Guerre a néanmoins donné un goût amer à ce voyage. Nous avons parcouru de nombreux kilomètres et découvert de tristes paysages. Je ne connaissais les conséquences des batailles que dans les alentours de ma demeure familiale. En descendant dans le Sud du pays, j’ai découvert son impact à plus grande échelle et en ai ressenti d’effrayants frissons. Et tandis que nous traversions la France à une allure soutenue, le vent frôlait ma peau au travers de la fenêtre de la voiture. J’ai conscience de la chance que j’ai en allant au-delà de Paris, avec François. J’attends donc avec impatience de découvrir où me mènera cette nouvelle vie à son bras.
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Nous nous sommes réveillés dans une chambre d’hôtel de Dijon, proche de splendides maisons à colombages. Nous avons pris deux chambres différentes, François y tenait, même si cela m’importait peu. J’ai toujours vécu dans le respect des traditions et de la religion de mes parents, et je commence à avoir de plus en plus de mal à attendre le mariage comme la plupart des jeunes filles de mon âge. Et sachant que François fait de même, tout en appréciant quelques écarts – c’est en tout cas ce que j’ai découvert tout à l’heure –, je suis allée tôt dans sa chambre. Le voyage m’était monté à la tête et j’ai voulu le vivre pleinement. J’avais entendu des amies me raconter des histoires étonnantes qu’elles avaient eues avec des hommes. Mon tour était arrivé. Alors, je suis sortie discrètement dans le couloir pour frapper à la porte d’à côté. François finissait de s’habiller et a été on ne peut plus surpris de me voir. Cela ne l’a pourtant pas empêché de me montrer à quel point il était ravi de cette venue. Je suis allée vers lui et l’ai embrassé avec fougue pour lui dire bonjour. François m’a poussée contre l’un des murs de la pièce et frôlé mes jambes. Alors à ce moment je me suis sentie femme, et j’ai réalisé que je voulais ressembler à toutes celles qui déclarent leur émancipation. J’ai fait durer ce moment presque charnel mais ai coupé court à cette étreinte avant que je ne rompe la promesse faite à ma mère. Et je suis retournée dans ma chambre pour me préparer aussi. Nous devions reprendre la route pour atteindre Cannes avant la fin d’après-midi. J’ai compris que François était frustré de n’avoir qu’entrevu mes bas sans avoir le droit de les retirer.
Sur la route, j’ai adoré voir le changement de temps si frappant. Nous sommes partis hier en quittant le Nord sous des nuages sombres et menaçants et avons traversé comme une frontière en arrivant sous un soleil chaud et frappant accompagné du chant des cigales que j’ai entendu pour la première fois. Nous sommes passés près de la plage de Cannes en longeant la Croisette. François s’est moqué de ma réaction face aux femmes qui s’allongeaient sur le sable au soleil. S’il avait l’habitude de ces attitudes, j’ai, quant à moi, eu l’impression de découvrir un tout autre monde. Les femmes s’étalent de toute leur beauté sur la plage, et l’une d’entre-elles s’y est même exposée seins nus face au monde entier telle Josephine Baker. C’était incroyable de les voir s’assumer ainsi, et j’ai eu, soudainement, envie de faire comme elles. Mais je n’ai pas osé l’assumer auprès de François qui prenait un air de plus un plus sérieux alors que l’on se rapprochait de l’hôtel de son père. Et je me suis demandé, pour la première fois, comment se passerait la suite et si j’avais bien choisi mon destin.
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J’ai rencontré ce matin mes futurs beaux-parents. Ils ont eu l’air déçus de découvrir celle qui allait devenir leur bru. Je pense que, même si elle savait d’où je venais, Michèle, la mère de François, ne s’attendait vraiment pas à une fille si médiocrement vêtue. Elle essayait tant bien que mal de cacher son regard hautain qu’elle ne cessait de poser sur moi et de faire circuler des pieds à la tête, mais en vain. Elle m’appelle « ma chère », et nous avons tous remarqué avec quelle ironie elle le prononce. Roger lui, n’a pas pris la peine de faire de même et n’a pas semblé porter d’importance à mon milieu, ce qui m’a rassuré. Nous avons pris le petit-déjeuner ensemble, sur la terrasse du restaurant de l’hôtel. Tout m’a ébloui : la décoration de l’intérieur et les rayons du soleil qui l’embellissaient et la faisaient briller dès le petit matin. Malgré mes doutes d’hier, j’ai compris à cet instant que je ne regretterai pas le Nord. Je n’ai cependant pas l’habitude de ce climat : Michèle avait de grandes lunettes de soleil blanches qui la protégeaient de la luminosité, et je m’en voulais de ne pas y avoir pensé. Je crois d’ailleurs qu’elle s’en est légèrement moquée quand elle s’est aperçue de mon malaise. Nous avons en tout cas partagé un copieux petit-déjeuner, comme je n’en avais jamais mangé. Les parents de François ont voulu me faire découvrir quelques spécialités sucrées, comme des calissons d’Aix ou encore des patiences fraxinoises, de petits biscuits créés il y a une trentaine d’années. Il y avait aussi des fruits confis à perte de vue, ainsi que des pâtes de fruits – c’était aussi la première fois que j’en goûtais. François m’a toutefois précisé que je découvrirai plus de choses au fil des repas, les plus grands mets de la Côte d’Azur étant principalement salés. Je reconnais que je n’attends que cela. Même si je ne me sens pas totalement à ma place auprès de sa famille, je me sens chanceuse d’être ici et de découvrir toutes ces nouveautés. Tout ce luxe ne me ressemble pas, et François s’est aperçu plusieurs fois dans le reste de la journée de mon regard qui se perdait dans le vide, comme à la recherche d’un sens à tout cela. Je ne l’ai pourtant pas vu beaucoup : il a tellement parlé avec son père. Je crois qu’il tient à lui céder la direction l’hôtel plus vite que prévu, et je pense que le mariage n’y est pas pour rien. Michèle a d’ailleurs tenu à assister à l’essayage de ma robe cet après-midi. Elle l’a choisie pour moi, il n’y a donc plus que des retouches à faire. « Ma chère, cette robe est sublime », m’a-t-elle dit. Mais elle ne me plaît pas.
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François m’a accordé du temps au cœur de l’après-midi. Je lui avais demandé de m’accompagner dans la ville pour découvrir où je vivrai désormais. Nous nous sommes donc promené pendant deux heures environ, longeant la plage et découvrant les petites rues de Cannes. J’ai, heureusement, réussi à trouver une paire de lunettes moi aussi, ainsi qu’une ombrelle. Je n’ai décidément pas l’habitude de cette chaleur. J’espère m’y habituer rapidement.
Nous avons revu ce fascinant spectacle sur la plage. Je me suis alors arrêtée de marcher pour observer, une à une, ces magnifiques femmes. François n’a pas semblé comprendre mon interpellation, préoccupé sans doute par l’hôtel et indifférent face à cette vue qui lui est si quotidienne. Il a pourtant accepté de m’attendre, sans rien dire, et s’est contenté d’allumer une cigarette et de m’en tendre une. Aussitôt la vue s’est embrumée et j’ai repoussé la fumée pour poursuivre l’observation de cette scène envoûtante. J’ai senti que François était distant depuis notre arrivée.
Plus tard, une chose m’a interpellée alors que nous passions dans une ruelle. Je me souviens de son nom : la rue des Marronniers. Une grande maison avait tous les volets fermés et semblait sombre. François n’a pas relevé mais cela a attisé ma curiosité et j’ai doucement ralenti le pas pour qu’il ne s’en aperçoive pas. J’ai levé les yeux, et si tout était bien fermé, j’ai cru entendre des rires à l’intérieur, et cela m’a paru étrange. Et soudain, à la dernière fenêtre de l’étage, j’ai vu une femme presque nue jeter un œil dans la rue. Elle n’avait qu’une espèce de drap autour d’elle. J’ai suivi la direction que prenaient ses yeux, et j’ai alors aperçu un homme, extrêmement bien habillé dans un costume beige, sortir de cette étonnante maison. J’ai levé mon regard de nouveau vers la femme, mais elle s’en est aperçue et a immédiatement disparu. François a finalement compris que ma curiosité était piquée. Il a souri, puis il a continué d’avancer sans rien me dire. C’est quand nous nous sommes rapprochés de l’hôtel qu’il m’a révélé de quoi il s’agissait, juste avant de se refermer dans une humeur impénétrable. Il s’est contenté de me dire : « C’était une maison de tolérance. » J’ai rapidement compris alors que cette femme, qui avait les cheveux aussi roux et chaleureux que le feu que faisait mon père dans la cheminée autrefois, était une prostituée.
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J’écris en pleurant. Je croyais que Michèle m’appréciait malgré tout, mais j’ai compris qu’il n’en était rien. J’ai surpris à l’instant une discussion qu’elle avait avec François. Je viens donc de traverser les couloirs de l’hôtel en courant pour me réfugier dans ma chambre. Elle est persuadée que je ne suis intéressée que par l’argent de son fils. François a essayé de la dissuader de cette idée, mais elle n’a rien voulu entendre et lui a imposé de faire un choix, qui explique mon état. L’hôtel ou moi. Son père veut donc en effet lui céder l’hôtel, mais cela ressemble plus à de la manipulation qu’autre chose. Je suis certaine qu’il renoncera au mariage. Michèle lui a d’ailleurs parlé d’une fille, Louise. Son nom résonne encore dans ma tête. Il semblerait que ce soit une ancienne amie de François, qui a bien plus marqué Michèle que je n’ai su le faire. Elle lui a, en tout cas, fait une bien meilleure impression, et ferait pour son fils un bien meilleur parti. Je n’ai presque pas d’argent et ne possède rien de luxueux qui pourrait justifier mon entrée dans leur monde. Ma rencontre avec François était digne d’un conte de fée, qui est sur le point de s’arrêter. Je voulais un voyage vers une nouvelle vie, mais ici, plus rien n’est ni vrai ni fait pour moi. Elle lui a laissé jusqu’à demain pour réfléchir. Le voyage s’arrête là, c’est une évidence.
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Il n’y avait pas de doute. Je ne savais pas que Michèle avait une telle influence sur son fils. Une femme de pouvoir. Je la hais de voler ma vie mais je l’admire de tant contrôler la sienne. François a obéi. Il n’a pas pu renoncer à sa famille, ou à son héritage. Ou les deux. Je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, il a renoncé à moi. J’ai le droit de rester dans ma chambre, ici, à l’hôtel, le temps de trouver une solution. Il m’a proposé de me reconduire chez mes parents. Mais je ne sais pas comment je pourrai leur avouer la nouvelle. Elle leur briserait le cœur. Je pense rester ici, sur la Côte d’Azur. Pour vivre quand même cette nouvelle vie et essayer de la reconstruire. Mais mon cœur à moi est brisé. Le renoncement au mariage me fait tout perdre. Ma famille, l’homme avec qui je devais vivre pour toujours, à qui j’ai failli me donner il y a quelques jours, ma vie. J’écris de nouveau en pleurant, sans savoir quoi faire.
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Je n’ai pas dormi cette nuit. J’ai pris mon petit-déjeuner, seule. Mais je n’ai presque rien mangé. Je n’ai pas recroisé François, ni ses parents. Je ne veux surtout pas revoir sa mère.
Je suis sortie ce matin, pour retourner sur les pas de notre première et dernière promenade à Cannes avec François. La boucle est ainsi bouclée. Cette fois cependant, je ne me suis pas attardée face à la plage. Je suis descendue sur le sable déjà chaud, alors qu’il n’était que dix heures environ. Personne n’était vêtue comme Josephine. Sauf moi. Il n’y avait presque personne, alors j’ai osé. Et j’ai ressenti un vent de liberté frôler mon torse nu pour la première fois face à, non pas un homme, mais la mer, l’étendue de l’eau qui semble infinie. Des regards se sont posés sur moi et j’ai sans aucun doute rougi de honte, ou de fierté, ou d’excitation, je ne sais pas vraiment. Je ne suis néanmoins pas restée longtemps ainsi. Je suis ensuite allée jusqu’à la mer. J’avais oublié la sensation des vagues qui montent sur les chevilles et le bas des mollets. C’est un effet saisissant et réconfortant. J’ai eu à ce moment l’impression que la Méditerranée voulait s’emparer de moi. Mais je n’ai pas ployé. J’ai plongé mes mains dans l’eau troublée par le sable, puis je suis retournée sur la route pour continuer cette promenade solitaire. J’avais le pas lent, sans envie de revenir d’où je venais. Et progressivement, je suis arrivée dans la rue des Marronniers. Je suis restée immobile devant la maison. Ses volets étaient toujours fermés. Même à la dernière fenêtre. La jeune femme rousse n’y était pas. Elle paraissait déserte. Et cette fois, aucun bruit ne s’en échappait. Je n’ai pas su résister à la curiosité. Et personne n’était là pour m’empêcher de pénétrer dans cette étrange maison.
À l’intérieur, une dame à qui je ne saurais pas attribuer d’âge, m’a gentiment saluée. C’est la tenancière de la maison, je l’ai rapidement compris. Quelques filles indiscrètes ont voulu voir ce qu’il se passait dans l’entrée mais elle les a renvoyées à l’étage aussitôt. Je n’ai pas eu alors le temps de bien les apercevoir. Nous avons discuté pendant un long moment avec la tenancière. Je lui ai raconté mon histoire, et ce vers quoi la traversée de la France entière m’avait conduit. Je l’ai trouvée très gentille, elle a eu de la peine pour moi. Je lui ai avoué être rentrée car j’avais vu la façade une première fois et cela m’avait fortement intriguée. Elle a souri, je ne suis sans doute pas la première personne à lui dire cela. Mais, de fil en aiguille, et comprenant que je n’avais pas réellement d’endroit où aller pour échapper à l’entourage de François, elle a fini par me proposer de rester. Et sans réfléchir, j’ai accepté.
J’écris, à peine rentrée à l’hôtel de la famille Chevalier dont je n’entendrai, dès demain, plus parler. Et que je n’intégrerai jamais. En entrant aux Marronniers, je vais pouvoir contrôler mon avenir et devenir une femme vraiment aimable, indépendante. Je vais pouvoir jouir de mon corps comme ces femmes sur la plage qui osent s’exposer à la vue de tous et sans pudeur. Dès demain je me couperai les cheveux, et je me ferai appeler Ange.
Dès demain j’écrirai de nouveau, non pas mon voyage vers une nouvelle vie qui n’a duré qu’une semaine, mais l’histoire de ma nouvelle vie, qu’il me tarde de découvrir.
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