Lundi 24 février 2300
Aujourd’hui, il fait encore noir lorsque je me réveille, et comme toutes les nuits j’ai très mal dormi. L’horloge sur ma table de nuit indique 03h00. Cela fait vraiment tôt pour commencer une journée. En plus, je risque de réveiller Adam qui dort encore. Alors je décide de rester au lit, pour me reposer encore un peu. Avec de la chance, je vais pouvoir me rendormir et avoir une vraie nuit de sommeil.
Dans le noir, j’arrive à le voir battre des paupières, j’ai l’impression qu’il rêve. Je me demande bien si c’est de notre ancienne vie, à l’époque où nous étions jeunes et insouciants ou s’l songe à tout autre chose. Le temps passe lentement depuis que nous sommes adultes, aussi lentement que cette nuit d’insomnie. En plus de ça, nous sommes moins heureux : nous réfléchissons trop et cela rend notre quotidien monotone. Quand je regarde de nouveau l’heure, il est seulement 03h40. Il va falloir que j’attende encore un peu avant de pouvoir m’occuper.
Le réveil sonne enfin, il est 08h00. L’homme qui dort à mes côtés n’a pas l’air décidé à se lever. J’insiste un peu, ça fait trop longtemps que j’attends ce moment, pouvoir lui parler de mes projets. Cela fait plusieurs nuits que j’y songe, mais ce matin je me décide enfin à lui en parler. « Je peux ouvrir les rideaux ? J’aimerais te faire part de plusieurs choses. » Une lumière aveuglante traverse la pièce, c’est une lumière beaucoup trop forte pour ce mois de février grisonnant. Une fois de plus, on ouvre les yeux sans aucune conviction.
« Oui je t’écoute Ève, que se passe-t-il ? » Me dit-il la voix moite. Même s’il n’est pas bien réveillé ce n’est pas grave, je lui explique du mieux que je peux que j’en ai marre de comment on vit, que je regrette l’époque où nous étions étudiants. D’un coup Adam semble émerger, il me répond que lui aussi, et qu’il fallait bien l’admettre : notre situation ne pouvait plus durer.
– «Tu te souviens de notre rêve complètement fou ?
– Lequel ? On en avait tellement à vingt ans.
– Partir à la conquête de l’espace. Tu en as toujours envie ?
– Oui bien sur, mais on n’en a pas les moyens.
– Les banques sont faites pour nous donner les moyens. Puisqu’on ne va pas revenir, pas besoin de rembourser. Elle n’est pas belle la vie ?
Il n’a pas tord, tout est possible moyennant finances, et avec un peu de vice bien entendu. « Bah qu’est-ce qu’on attend ? lui dis-je : Allons à la banque ! »
Mardi 25 février 2300
Notre plan a fonctionné comme sur des roulettes. Le magot en poche, on se rend à la station spatiale pour touristes internationaux. Étant donné qu’on a mis une sacrée somme, pas besoin de faire la queue pour monter dans une fusée. On va enfin aller dans l’espace et se rendre sur la Lune, cela faisait des années que je n’avais pas été aussi excitée, une vrai adolescente. Adam aussi semble heureux comme un pape, il a retrouvé sa jeunesse en l’espace de quelques heures.
On entre dans notre taxi, tout est immense à l’intérieur, contrairement aux moyens de transports terriens. On se croirait dans une villa luxueuse : des tas de canapés designs, des petits-fours et du champagne sur les tables basses. Il y a même une piscine chauffée dans la pièce mitoyenne. Ce palace flottant donne presque envie de ne pas se rendre sur la Lune, afin de rester à l’intérieur.
Ces quelques heures de voyage passèrent en un instant. Nous aurions tellement aimé demeurer au sein de tous ces plaisirs matériels et gastronomiques. C’était notre première occasion de vivre dans l’abondance, mais il fallait descendre. D’après le capitaine nous n’avions pas payé assez pour rester à bord. Dans le fond on s’en fiche, car notre rêve de jeunesse était juste devant nous.
C’est donc avec une envie plutôt mitigée que nous quittons l’endroit de rêve. « Tu as vu Ève ? On y est arrivé, je ne l’aurais jamais cru. C’est vrai, lui répondis-je, jamais je n’aurais cru qu’on y arriverait. » La Lune était tellement belle, et si on se penchent un peu, on arrive à voir la Terre depuis notre position. Notre planète est elle aussi très belle, voire plus belle que la Lune. Un guide vient à notre rencontre, pour nous emmener à la maison qui nous est réservée.
Notre nouveau foyer est assez décevant comparé à la fusée : seulement une kitchenette avec un salon-salle à manger et une chambre à coucher. On s’installe alors dans un silence religieux, symbole de malaise en se disant que c’est juste la nostalgie du voyageur, et que cela passera les jours suivants.
Mercredi 26 février 2300
À peine arrivés, on commence déjà à s’ennuyer : hormis admirer la blancheur des sols et jouer à saute-mouton, il n’y a pas grand chose à faire. Il n’y a rien autour de nous, pas de magasins, pas de cinéma, pas de parcs. On n’a même pas de voisins avec qui discuter. La Terre me manque, presque autant que le vaisseau spatial. Je n’osais pas en parler, de peur de décevoir Adam, mais heureusement il vient aborder le sujet :
– Ça va Ève ? Tu ne t’ennuies pas trop ? J’ai l’impression que tu n’es pas satisfaite de notre destination.
– Tu as raison Adam, je m’ennuie et je suis assez déçue de la Lune, mais tant pis on fait avec.
– On est deux alors, tu veux rentrer ? Pas à la maison bien entendu, mais ailleurs sur Terre.
– Oui Adam, j’aimerais tellement renter, ou du moins aller ailleurs. Reprenons nos valises et partons d’ici. »
Aussitôt dit, aussitôt fait. Il n’a même pas fallu dix minutes pour qu’on retourne à la station. La prochaine fusée retour arrive bientôt, mais le problème est que nous n’avons plus d’argent, alors il va falloir passer en clandestins. On décide d’aller chercher des uniformes dans le vestiaire des employés et de passer par la porte qui leur est réservée pour pouvoir monter dans la fusée incognito. Encore une fois, on arrive à monter dans un vaisseau en utilisant notre ruse. J’en suis plutôt fière. Mais là nous n’avons pas le droit au luxe, bien au contraire, nous devons servir les riches passagers.
En début d’après midi, on atterrit en mer. C’était pas du tout prévu, je pensais qu’on serait sur la terre ferme mais non, on se retrouve sur un gros bateau. Tous les passagers, nous y compris, voguons durant des heures. J’ai tellement soif et il n’y a rien à boire. En plus de cela nous n’avons rien avalé depuis deux jours. Le bateau s’arrête dans plusieurs endroits différents et dépose à chaque fois quelques personnes. Lorsqu’il commence à faire noir, Adam me dit qu’il va falloir descendre à la prochaine escale, peu importe où elle se situe…
On arrive à bon port le soir, sur une terre vide. Je fais savoir à Adam que je commence à en avoir marre de tout ça, et que sans lui nous n’en serions pas là. S’il n’avait pas eu la bonne idée d’aller sur la Lune, ni la bonne idée de s’arrêter sur la première île déserte venue, nous ne serions pas aussi mal ! D’un coup il se met à hurler : « Je te rappelle que toi aussi tu le voulais, alors ne décharge pas toute la responsabilité sur mon dos. Et de base, c’était toi qui voulais voyager. On ne sait pas où on est, on doit se nourrir et trouver un endroit où dormir, alors commence pas à faire des caprices de star ! Suis-moi, on va peut-être trouver quelques baies et un sol convenable. Dépêche-toi s’il te plaît et ne fais pas la tête, on doit se serrer les coudes. »
Après une heure de recherche, on trouve une forêt d’arbres fruitiers devant nos yeux : les plus belles figues et les plus belles pommes que nous n’ayons jamais vues sont accrochées à d’énormes arbres vigoureux. C’est l’un des meilleurs repas que nous n’ayons jamais fait. Après avoir dîné, je demande pardon à d’Adam, qui accepte mes excuses. On peut enfin se coucher en paix sur l’herbe verte après plusieurs jours mouvementés.
Jeudi 27 février 2300
Au réveil le lendemain matin il fait une chaleur de plomb. Quelle idée de provoquer la canicule aussi tôt dans l’année, il n’y a décidément plus de respect des saisons. Ou alors nous sommes partis trop longtemps dans le froid lunaire pour pouvoir reconnaître notre planète ensoleillée. Enfin, l’idée que j’ai vachement chaud me donne envie de ne faire absolument rien aujourd’hui. Adam est d’accord, on décide de rester ensemble, étendus sur l’herbe verte à l’ombre d’un pommier.
Avec la vie active, nous n’avions plus beaucoup de moments rien qu’a nous. Il fut un temps, nous passions nous journées rien qu’à deux dans la même pièce. Mais cela n’était plus possible pour nous depuis bien longtemps. Fortune vient enfin de nous rendre ce privilège, et avant qu’elle nous le reprenne, je formule des propositions indécentes à mon mari. Depuis le début de notre voyage, le temps passe nettement plus vite. Et cette après-midi confirme mes impressions, car le soir est venu encore plus vite que d’habitude…
J’ai perdu ma montre dans l’espace, mais je crois qu’il était minuit lorsqu’une pluie d’étoiles traverse le ciel. Je n’avais jamais vu autant de sources lumineuses naturelles en pleine nuit, il y en avait un nombre incalculable. De plus, ces étoiles sont exceptionnellement belles : je vois plusieurs intensités de lumières parcourant l’ensemble du ciel. On aperçoit quelques tons orangés, voire rouges à quelques endroits.
Adam a autant d’étoiles dans les yeux qu’il y en a dans le ciel lorsqu’il se retrouve face à ce spectacle, j’ai même cru voir une larme descendre de son œil gauche. Je crois que sa passion pour l’espace vient de ce genre de scène, il m’avait raconté que son père l’emmenait souvent dans le jardin à côté de chez eux pour pouvoir les admirer. « Ça me donne presque envie de retourner sur la Lune. » Me dit-il soudainement. « Ne sois pas idiot, profite de ce que tu as déjà. » Je n’ai vraiment pas envie de retourner m’ennuyer là-haut, et je ne vais certainement pas l’encourager à réitérer l’expérience. C’est donc après plusieurs heures bercés par la nuit étoilée, qu’on se laisse bercer dans les bras de Morphée.
Vendredi 28 février 2300
Réveillée par un élan de virilité d’Adam. Il me secoue pour me faire savoir qu’il s’en va chasser, parce que la chair lui manque trop. N’étant pas très amatrice de viande, je le laisse aller à condition qu’il me ramène du poisson et qu’il se débrouille pour consommer seul la carcasse. Je le vois alors s’enfuir dans la forêt d’arbres fruitiers tout plein d’entrain. Les fruits auraient pu nous suffire, mais je n’étais pas contre de nouvelles saveurs. Pour couronner le tout je n’avais rien à faire, alors il aurait été idiot de dire non.
À son retour, mon nouvel aventurier m’explique qu’il a vu des choses merveilleuses : de nombreuses espèces encore inconnues s’offrirent à lui. Il me dit qu’il y avait des tas d’animaux rapides, presque impossibles à suivre du regard. En plus de cela, il y avait d’énormes poissons peuplant pratiquement tous les bassins. Pour finir, il y avait des groupes d’oiseaux au plumage coloré, volant en groupes au-dessus de sa tête. Ce tableau digne du douanier Rousseau m’aurait fait presque rêver si Adam n’était pas revenu les mains presque vides.
Il continue son récit, en me disant que malgré tous ses efforts acharnés au sein de cette multitude de choix, il n’était parvenu qu’à attraper du poisson. Les autres animaux sont selon lui trop rapides et trop malins pour se laisser prendre. Mais les truites qu’il a attrapées sont très colorées et donnent envie d’être dévorées sur le champ.
Adam semble très fatigué, alors je pars chercher des branchages pour faire du feu. Je m’occupe également de frotter des silex et d’allumer le feu. Ces tâches me dérangent énormément puisque j’ai l’impression d’être revenue à la préhistoire, à cette période où l’homme chassait pendant que la femme faisait à manger. C’est pas possible de vivre encore comme ça aujourd’hui, on se croirait en 2020 ! Mais bon, notre cas correspond en quelque sorte au partage des tâches, puisque chacun effectue une part du travail. Heureusement je prends mon mal en patience, car le poisson est délicieux accompagné de quelques figues. Mais la prochaine fois on échange les rôles.
Samedi 29 février 2300
Journée épouvantable !
En fin de matinée, alors qu’il est temps d’aller chasser, je m’y décide plus déterminée que jamais. Mais je pars de l’autre côté de la fort, pour ne pas rencontrer les mêmes difficultés que mon homme. Adam m’avait décrit des multitudes de merveilles à son retour de chasse, pourtant je ne trouve que des reptiles écœurants. Aucun animal ne parvient à satisfaire mes attentes, du moins parmi ceux que je parviens à capturer. Pour parachever mes frustrations, un serpent tombé d’un arbre tente de me mordre.
Je reviens donc à mon point de départ, très déçue des choses que j’ai vues. Je raconte mes aventures à Adam qui me propose une idée de génie. Pour ne plus avoir à chasser dans des conditions épouvantables, il me suggère de domestiquer les animaux présentables qui se trouvent autour de nous. Il est vrai que l’on arrive à approcher plusieurs animaux, mais ils se sauvent dès qu’on essaye de les tuer. Il y a des chances pour qu’on parvienne à les apprivoiser avant d’en faire ce que l’on souhaite.
On se met d’accord sur les espèces qu’on aimerait bien déguster, et lesquelles il serait judicieux de trouver à portée de main. Nous ne sommes d’accord sur strictement rien. Et comme si ce n’est pas suffisant on se dispute encore parce que, paraît-il, je suis trop autoritaire et jamais satisfaite. Ne sachant que faire, je pars dormir vexée en me disant que la nuit porte conseil et que j’aviserai demain matin, pour savoir quelle conduire adopter.
Dimanche 01 mars 2300
Cette journée, contrairement à hier, va confirmer que moins on en fait, mieux on se porte. Adam et moi sommes fatigués de travailler pour subvenir à nos besoins. Jeudi, alors que nous n’avions pas travaillé, fut l’une des plus belles journées que nous avions vécues ensemble. On décide tout simplement qu’aujourd’hui serait une journée dédiée au repos et à rien d’autre, à l’instar de cet autre jour divin.
Ce n’est pas grave si nous avons faim ou soif car nous avons choisi nos priorités : à présent notre principale occupation est de profiter de toutes les joies que le jardin féerique dans lequel on se trouve peut nous offrir. J’en profite pour discuter avec Adam, c’est ma principale source de plaisir depuis que nous avons quitté la civilisation, et j’en apprends un peu plus sur lui chaque jour.
De mon côté, cette semaine m’a épuisée. Le fait de voyager ne me laisse plus le temps de penser que je ne suis pas comblée : cela me rend donc heureuse ! Je n’ai pas découvert grand-chose, mais j’ai tout de même réussi à m’amuser et à retrouver la vie simple qui me manquait tellement.
*