Jour 1 – samedi : Le voyage en train : « Quand je lisais des contes de fées, je m’imaginais que ces choses n’arrivaient jamais, et maintenant me voici dans un de ces contes ! », Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll.
Elle passa la porte du train à la recherche de son numéro de place. Quand elle l’eut trouvé après quelques pas, elle s’aperçut qu’une femme y était déjà assise. Embarrassée, elle se mit alors à lui sourire. C’était ce sourire vous savez, celui que l’on fait systématiquement dans ce genre de situation, celui qui veut dire : « Excusez-moi mais vous êtes assis à ma place, auriez-vous l’obligeance de vous décaler ? » Je ne sais pas pourquoi on préfère sourire plutôt que de dire les choses clairement, comme si ces mots nous gênaient alors qu’ils sont mille fois légitimes. « Ah c’est ta place ? Tu veux t’asseoir ici ou tu veux que je me décale ? » Tu : est-il si évident que cela qu’elle ne fait pas son âge ? Pourtant elle s’était maquillée ce matin, il lui semblait qu’elle faisait adulte. « Je veux bien que vous vous décaliez, si je ne suis pas près de la fenêtre je suis malade… » lui répondit alors la jeune fille en s’excusant presque de demander sa place.
Assise enfin à sa place, Jane regardait par la fenêtre. Elle se trouvait dans ce que l’on appelle « la diagonale du vide » et elle avait l’impression d’être face à un autre monde. Les maisons étaient toutes plus grandes les unes que les autres mais d’une simplicité déconcertante. Il n’y avait pas de grande baie vitrée le long des murs, pas de grande terrasse devant les maisons. Ici dans les jardins, il n’y avait pas de piscine d’une taille démesurée mais de grands potagers à ne plus savoir où donner de la tête. Ces potagers lui faisaient penser à la forêt d’Alice au pays des merveilles : les fruits et les légumes étaient énormes (sûrement parce que la terre dans laquelle ils poussaient était une terre bien fertile entretenue de génération en génération et qui n’était pas arrosée allégrement de produits chimiques à longueur d’année), proportionnellement, les arbres fruitiers semblaient irréellement grands tout comme les plantes poussant au sol pour donner toute sorte de légumes étaient semblables à de réel buissons.
Se perdant dans la rêverie d’un potager devenu forêt, Jane s’endormit, ne se réveillant que trois heures plus tard quand son train fut arriver à destination.
Jour 2 – dimanche : Clermont Ferrand.
Cette destination fut en réalité une escale de courte durée. Une nuit seulement passée à Clermont Ferrand. Tout juste le temps de se faire la remarque que cette ville, assez grande pour avoir son point de repère sur les cartes de la météo le soir sur TF1, était loin de coller à l’image que l’on a d’une ville. Pas de grands immeubles, uniquement des hautes montagnes. Jane se fit la réflexion qu’elle pourrait aimer cette ville – peut-être l’aimait-elle déjà – mais y vivre serait pour elle impossible. Trop de calme, beaucoup trop de calme : « Suis-je vraiment en train de me dire que cette ville-là fait trop « campagne » pour que puisse y vivre ? Merde ! À quel moment suis-je devenue une telle citadine ? ».
Jour 3 – lundi : Le petit village dans la montagne : « La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit. » (Guy de Maupassant)
Loin de cette ville-campagne, Jane finit enfin par arriver, au bout de trois jours, dans le village qu’elle recherchait, celui où elle va passer presque toutes ses vacances depuis onze ans. C’est le visage marqué par un sourire ironique qu’elle passa le panneau du village : « C’est drôle, petite je n’arrêtais pas de râler de passer mes vacances ici, hurlant à qui voulait bien l’entendre que ce village était l’ennui même parce que « il n’y a rien à faire ». Et aujourd’hui alors que je pars seule en vacances pour la première fois, c’est ici que j’ai voulu venir. »
Chaque coin de ce village lui rappelait quelque chose. C’est devant le jardin de cette maison qu’elle s’arrêtait avec sa tante quand elles allaient faire les courses à pied parce qu’il y avait un chien. C’est sur ce banc qu’elle avait attendu ce qui lui avait semblé une éternité que le cinéma ouvrît pour aller voir « Là-Haut », elle se souvient même qu’elle avait un t-shirt orange flashy avec un Mickey en velours noir dessus. Mais ce qui lui rappelait le plus de choses c’était le camping. Sa famille faisait partie des premières à y être venues. À l’époque il n’y avait pas de barrière qui contrôlait les entrées et les sorties, le camping s’étendait jusqu’à la voie ferrée un kilomètre en dessous et dans les premières années, en été, cette partie du camping était remplie de tentes. Il y avait des gens partout et beaucoup d’enfants de son âge avec qui elle pouvait jouer. Mais peu à peu, au fil des différents propriétaires le camping lui semblait devenir plus austère. La partie du camping pleine de tentes avait été vendue et de grandes maisons étaient venues prendre leur place, il n’y avait plus personne avec qui jouer. Cette disparition concordait avec le début de son adolescence, c’est là que pour elle cet endroit était devenu ce lieu où il n’y a rien à faire. Elle avait alors foulé le goudron de ce même camping en marmonnant sa haine d’être ici toute seule « avec que des vieux » alors que tous ses amis de classe se vantaient eux à la rentrée d’avoir eu des vacances d’été extraordinaires.
Devenue une jeune adulte elle réalisa qu’elle ne pouvait pas avoir les mêmes vacances d’été que ses amis – sa famille était plus modeste que les leurs – et alors elle comprit que ce camping valait mille fois plus que les divers pays de rêve où ses amis passaient leurs vacances. Pour la première fois, elle marcha seule dans les rues du village et dans les allées du camping, elle alla seule prendre un café sur la terrasse d’un restaurant un livre à la main parce que c’est ici aussi qu’est né son amour pour la littérature, que voulez-vous, quand il n’y a rien à faire il faut bien s’occuper ! Sur cette terrasse, Jane sortit un livre usé de son sac, le premier livre qu’elle lut en entier ici dans ce petit village, Une Vie de Maupassant. Elle ouvrit la première page et alors ce fut une nouvelle histoire qui commença peu à peu à s’écrire, celle de la quête de son identité solitaire.
Jour 4 – mardi : La roche.
Jane découvrit une partie de cette identité le jour suivant. En ouvrant les rideaux de son bungalow elle fut éblouie par le soleil et n’eut qu’une envie : aller marcher.
En descendant au centre-ville, elle acheta alors des chaussures adaptées puis prit la direction de ce gros rocher perché au-dessus du village qu’elle avait toujours voulu gravir. Un sourire lui monta aux lèvres parce que sa mère n’avait jamais voulu qu’elle s’engage dans le chemin escarpé qui menait à cette roche. « Maintenant maman ne peut plus rien dire ! » pensait-elle. Le chemin ne fut pas très long – une dizaine de kilomètres – mais elle mit du temps pour arriver au sommet n’étant pas habituée aux chemins de montagne.
Arrivée en haut de cette roche, à 945 mètres d’altitude, elle put observer toute la ville et vu même la fanfare venir s’installer sur la place de l’hôtel de ville. Quand cette dernière commença à jouer, la musique des instruments raisonnait dans tout le village, Jane pouvait même l’entendre clairement de là où elle était. Elle s’assit alors sur la roche pour profiter du spectacle à cette place privilégiée. Elle dominait la ville et voyait toutes les montagnes aux alentours, le tout bercé par une musique entraînante.
Jour 5 – mercredi : Matin poudreux.
Le mercredi il se mit à neiger. Rien ne pouvait faire plus plaisir à Jane ! Prise d’une nouvelle passion pour la marche, elle prit les chaussures qu’elle avait achetés la veille puis elle partit vers une toute autre direction : elle voulait voir ce lac autour duquel elle allait marcher avec sa mère, petite. En regardant sur Internet, elle vit qu’il y avait un petit hôtel près du lac et comme elle avait assez d’argent, elle réserva une nuit avant de partir – il faut dire que n’ayant pas de moyen de transport autre que ses jambes, les quarante kilomètres aller-retour représentaient beaucoup trop de route pour une seule journée.
Ses chaussures aux pieds et son sac sur son dos, Jane ferma derrière elle la porte du bungalow et partit. Ce chemin lui paraissait plus incroyable encore que celui de la veille, respirant l’air frais elle regardait le paysage qui bordait sa route. Les montagnes semblaient dormir sous leur couverture de neige bercées par un silence si beau qu’il ne donne à personne l’envie de faire le moindre bruit. Une dizaine de kilomètres après son départ elle aperçut sur une plaine lointaine ce qui lui semblait être des chamois. Ayant une âme romantique fascinée par la nature elle décida de faire ici une pause sur son chemin. Elle posa son sac au sol pour en sortir des jumelles pour observer ces animaux. Grâce à cet objet qui constitue une véritable relique familiale, elle avait l’impression d’assister à des scènes de reportages animaliers qu’elle seule pouvait voir. Elle resta là quelques instants avant de reprendre sa route. Il ne fallait pas trop traîner si elle voulait profiter un peu du lac avant de rejoindre l’hôtel réservé pour 17 heures.
Arrivée au lac, elle se retrouva face à un paysage qu’elle avait déjà vu des centaines de fois mais elle le regardait d’un œil différent maintenant. Elle fit le tour du lac pour prendre des centaines de photos sous des centaines d’angles différents comme pour réussir à capturer tout ce que ce lac représentait pour elle.
Vers 17 heures elle prit la direction de l’hôtel et une fois allongée sur le lit de sa chambre, le sourire aux lèvres, elle se fit la réflexion que malgré son allure encore adolescente, elle était une vraie petite adulte maintenant.
Jour 6 – jeudi : dernier jour.
Sa chambre d’hôtel possédant une grande baie-vitrée, Jane avait passé une bonne partie de la nuit à observer les étoiles que lui offrait le ciel dégagé. Elle s’amusa à trouver le plus de constellations possibles avant d’aller s’allonger et de dormir enfin.
La journée suivante fut très productive, Jane repartit de sa chambre d’hôtel après avoir pris un bon petit déjeuner face au lac et sous ce soleil si particulier qui apparaît quand il surplombe la neige tombée la veille. Elle regarda s’il n’y avait pas un autre chemin pour rentrer au camping, elle voulait voir le plus de paysages possibles. Elle trouva alors une autre route un peu plus longue mais qui lui permettrait de passer à la librairie avant d’arriver au bungalow. Durant tout le chemin elle réfléchit alors au livre qu’elle allait bien pouvoir acheter cette fois. Elle adorait cette librairie parce que l’on pouvait y trouver des livres avec les anciennes couvertures, les couvertures en dur, celles qui étaient vraiment jolies et qui donnaient la réelle impression de contenir un trésor. En plus, étant donné que personne n’y allait jamais, les livres n’étaient pas chers.
Poussant la porte le libraire la salua, surpris de voir Jane en hiver mais pas surpris de la voir seule – personne ne venait jamais avec elle parce que personne dans sa famille à part elle n’aimait passer littéralement des heures au milieu de tant de vieux livres. Quand le camping était devenu vide de tout ami possible, c’est ici que Jane avait fini par trouver refuge et avec le temps le libraire était en quelque sorte devenu le seul ami qu’elle avait ici. À chaque fois ils avaient inévitablement le même débat autour du livre Une Vie de Maupassant, l’un disant que c’était un livre magnifique et que rien au monde n’était mieux que du Maupassant et l’autre que c’était certes un beau livre mais qu’à la réflexion ce n’était pas le meilleur pour faire son entrée dans la littérature et que si elle devait aujourd’hui recommencer et choisir le premier livre qu’elle lirait ce serait sans aucun doute un Victor Hugo. Cette fois, Jane repartit avec Les Métamorphoses d’Ovide qu’elle avait toujours voulu lire mais qu’elle n’avait jamais trouvé dans une édition digne de ce nom.
Son périple fini, Jane arriva au bungalow où elle rangea toutes ses affaires pour son départ du lendemain. Elle accrocha une photo prise au lac sur le réfrigérateur, un souvenir de ses premières vacances en solitaire : « une véritable réussite ». Les vacances étaient déjà finies mais peu importe, Jane avait aimé chaque moment.
Jour 7 : Le retour à la ville.
Le trajet du retour ne se passa pas dans la rêverie comme ce fut le cas pour l’aller. Jane restait simplement à sa place (inoccupée avant son arrivée cette fois) et alternait entre une lecture des Métamorphoses en attendant que le temps passe et l’écriture de ses vacances dans son carnet.
Elle fit le point sur tout ce que ce voyage lui avait apporté. Elle avait appris à se débrouiller seule à des centaines de kilomètres de chez elle, seule dans un village au milieu des montagnes et sans autre moyen de transport que ses jambes. Elle était fière de voir que son indépendance s’étendait au-delà de cette grande ville dans laquelle elle avait emménagé en début d’année. Une fois le trajet terminé, le train entra dans la gare de cette métropole et les portes s’ouvrirent dans une gare bondée de monde : « Alors contente la citadine ? Tu es sûre que ça ne te manque pas maintenant le calme de Clermont Ferrand ? ». Elle rêva pendant quelques instant, le temps de se rendre compte que tout cela était fini puis une fraction de seconde elle reprit dans cette grande ville toutes ses habitudes tel un automate. Elle sortit son ticket de métro, prit la ligne 1, direction son appartement.
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